Chaise lilas avec œufs
Que tout devienne glace au pied de la lettre
MB
C’était pourtant une bonne idée. Pas la peine de l’exposer, il n’en reste rien. Du moins quasiment : des résidus, des traces obscures (obscurcies d’être coupées de leur objet ?) dont il est difficile d’en tirer quoi que ce soit, de s’y retrouver. Ce n’est pas comme s’il s’était passé quelque chose (un événement, un accident, une catastrophe) que l’on pourrait, à partir d’elles, reconstituer. Non, l’obscurité de ces traces vient bien plutôt de ce qu’elles ne représentent rien, n’ayant plus à qui s’adresser. Une chaise qui n’est pour personne ne serait plus une chaise ? Mis hors circulation, choses et signes, chaises et chaises, idées et semblants n’offriraient dès lors plus prise qu’au vertige et au délire. Support sans fond. C’est peut-être là, arrivé à ce point-là que se pose la question de l’art, à quoi une œuvre à chaque fois essaie une réponse. Peut-on partager (ré-adresser) un délire, un vertige ? Mais il est peut-être trop tard, toujours trop tard : l’art est chose du passé. De là à soutenir qu’il ne peut se saisir à travers ses œuvres, s’attraper qu’avec une avance que seul un artiste, avant même de savoir ce qu’il aura fait...etc.
Mais cette discontinuité du moins suffit-elle à récuser les présupposés de l’art conceptuel, captif d’un dictionnaire illustré, égaré par le contresens de l’arbitraire du signe, que reconduit la croyance référentielle qu’aucune de leur traduction, translation, ou transposition n’entament. Sa chaise n’est pas celle de Kosuth. Son cahier des charges reste bien celui de la modernité, qui non seulement prend en compte, mais aggrave la crise de la représentation. Seulement chez lui, elle passe par la coupure saussurienne qui dégonfle la conception sphérique du monde. La belle forme tombe aussitôt aux rebuts, telle « une huître malade de sa perle ». L’humour broodthaersien s’oriente ainsi et trouve son efficace contre l’herméneutique et le nominalisme (entre autres déclinaisons de l’idéologie) réduit au mieux à la tautologie d’une coquille vide, au pire à tuer la chose pour qu’elle colle à son nom. Là où les artistes conceptuels vont jusqu’à s’effacer pour ne pas faire obstacle à la transparence du signe, il oppose et appose sa signature, réduite aux initiales de son nom, qui ne représente pas tant la marque déposée de l’auteur qu’elle ne retranscrit le rire qui accompagne une opération de déflation du sens.
Comme d’un bâton dans une roue, la métaphore aigle = art enraye la métonymie conceptuelle, qui au lieu de substituer à l’objet sa définition, l’y soustrait. Il suffit d’un rien pour que l’objet en vienne à chasser l’idée qu’on en a et pouvoir ainsi faire à nouveau signe, s’adresser à ceux-là même que MB nomme « les aveugles ». C’est que l’objet, trouvé ou perdu, n’est pas une référence extralinguistique. Il retrouve une valeur efficiente et signifiante comme accessoire à l’horizon d’un décor ; par une mise en scène qui le soustrait à une communication directe ; qui le soumet à un regard pluralisé (indéfini mais situé) ; qui le maintient au conditionnel d’un signe flottant, dans une attente ménagée et une adresse suspendue. Le décor des peintures pariétales n’avait peut-être pas d’autres fins que de déloger la grotte de son ours, et de le dissuader de revenir – un aigle a bien peur d’une bicyclette. Ce qui se vérifie : l’objet surgit comme signe et le signe surgit comme objet dans la peur ou dans le rire.
D.G., 2018
"moyens légers"
Les trois pièces exposées de Damien Guggenheim peuvent former les trois parties d’une seule installation. En effet, chacune entend négocier le virage entre la mémoire et l’espace. Ceci se caractérise par la forme de « sculptures élargies ». Si le travail de l’artiste s’apparente souvent à une historiographie par l’image, il dépasse la simple illustration, s’appropriant un espace d’indétermination où fiction et vérité, présent et passé semblent se pourchasser l’un l’autre. Cette concurrence s’illustre particulièrement dans sa dernière œuvre, En désertant (2017).
Le dialogue provient d’un film de Joseph Losey (Pour l’exemple, 1964) qui illustre les dernières heures d’un soldat anglais jugé pour désertion. Les voix évoquent une scène de procès qui se jouerait au loin. Cet éloignement contraste avec les ombres portées d’êtres humains dont on ne voit que les jambes grossies et mises en mouvement par les effets de la lumière. Enfin, l’armature qui évoque une toile de tente fragilise l’ensemble, l’amenant vers une vision onirique. Ainsi ce dialogue en murmures qui cherche à obtenir une vérité est supplanté par l’abstraction de l’installation. Il ne s’agit en aucun cas de bannir la vérité hors du champ de la réalisation artistique mais de l’inclure dans une quête expressionniste.
Le Colosse quant à lui puise sa force dans la disjonction : la figure masculine semble complètement isolée dans un ensemble qui rappelle la maquette d’un décor théâtral. Contemporain par sa tenue, l’homme parait comme découpé dans un espace-temps inqualifiable. Bien entendu, on ne peut occulter la référence au Penseur de Rodin, et il y aurait de quoi dire, mais si on confronte l’œuvre à La Chambre de Kaspar, une référence me vient tout de suite à l’esprit : celle de la notion du temps définie par Saint Augustin. Pour le philosophe, le passé comme le futur n’existe pas en soi, le temps est constitué de trois présents : le présent du passé, le présent du futur et le présent du présent. L’idée c’est de donner une centralité au présent. La Chambre de Kaspar, sorte de vidéo-néon, utilise en effet le temps de l’imparfait qui indique une action du passé dont la durée n'est pas définie, laissant au présent de la mise en vue une atmosphère de drame romantique ou sa dernière lueur.
Guslagie Malanda, 2017
La Dimension de la maquette
Pour définir la maquette dans sa dimension
propre, il serait peut-être plus prudent de ne pas la réduire trop vite au
modèle, tenu pour une hypothèse anticipatrice ou une projection fétichisée.
En l'opposant à la dimension monumentale, on pourrait en tirer quelques traits différentiels
pertinents. Là où par exemple le monument prend fonction de nouer une mémoire à
un lieu, la maquette romprait ce lien [cf. La
Boîte-en-valise, 1935]. Là où le monument s'adresse à une masse (aux
vivants comme aux morts), la maquette ne s'adresserait qu'à un seul [ cf. À bruit secret 1916, Étant donnés, 1946-1966]. Entre les deux,
on trouve l'utopie qui de son côté refuse le lieu (le recule dans le temps ou
l'éloigne dans un lieu imaginaire) tout en conservant sa portée monumentale,
édifiante et collective. Alors que la maquette, nous prenant en confidence, à
l'instar d'une lettre ou d'un mirage, se coupe du monde dans lequel elle
s'expose. Comme signe, elle ne renvoie pas aux choses mais à d'autres signes
qui font de son objet l'accessoire d'un décor qui sonne faux. Ou plutôt, c'est
comme si elle tenait un discours étrange sur les objets qu'elle convoque. Elle
prétend par exemple qu'une chaise n'est
pas une chaise. Non qu'elle n'y verrait que son ombre ou son schème ; pas plus d'ailleurs
qu'elle ne se contenterait d'un détournement qui prendrait simplement à revers
sa fonction utilitaire. On entre plus exactement dans la dimension de la
maquette lorsque les choses commencent à différer d'elles-mêmes. Qu'une fenêtre
puisse être aveugle [cf. Fresh Widow,
1920] ou qu'une porte puisse être à la fois ouverte et fermée [cf. Porte, 11 rue Larrey, 1927], cela ne
peut apparaître dans une sensation d'irréalité qu'à un seul, fugitivement.
Comme si sur ce seuil, la faculté de nommer les choses faisait défaut. Négatif qui hante le plan des
bâtisseurs, la dimension de la maquette, sans plus projeter ou anticiper un
monde au-delà de sa proposition fictionnelle, réduit avant tout le peu de
réalité.
D.G. 2017
Note sur le paysage
« Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où rien n’est arrivé ».
Jules Lemaître, Chateaubriand, Calmann-Lévy, 1912,
cité dans Albert Thibaudet, Réflexions sur la critique, Gallimard 1939, p.34
Peinture d’histoire et peinture de paysage appartiennent à deux traditions divergentes dont la conjonction peut s’opérer au prix d’une miniaturisation des figures – à l’instar de Poussin, où les personnages mythiques, héros minuscules, deviennent anecdotiques (la mort d’Eurydice un fait divers) – ou par leur gullivérisation. Le célèbre Colosse de Goya (1802-1812, depuis attribué à son disciple, Asensio Juliá) montre la violence de l’effraction de l’histoire dans un paysage qu’il piétine. Dans le premier cas l’histoire passe au second plan : c’est la chute d’Icare chez Brueghel, sans incidence, dans une nature indifférente. Dans le second cas, où l’histoire passe au premier plan, le paysage se transforme en décor.
Il se peut aussi que sans s’échelonner en différent plan cet antagonisme fusionne, si bien que le paysage s’ « historise » directement en tempête, en incendie, en déluge ; ou inversement, c’est l’histoire qui se « naturalise » en ruine : le paysage apparaît alors comme une sépulture. Ainsi peut-on apercevoir dans les paysages d’Hubert Robert des personnages désœuvrés jouant aux dés sur les vestiges du passé. On pourrait aussi évoquer, songeant à un exemple plus récent, l’œuvre d’Anselm Kiefer qui est travaillée par cette double filiation générique entre peinture de paysage et peinture d’histoire, qui montre comment à partir d’un art monumental on passe très vite à un art reliquaire.
Mais pour revenir à Poussin et à Goya, ce n’est sans doute pas un hasard si au croisement de cet antagonisme se tiennent d’autres géants (comme poussés par un effet de structure), tel Orion chez Poussin (Paysage avec Orion aveugle cherchant le soleil, 1658) dont la démesure se trouve neutralisée par une nature elle-même monumentale. Ou ceux encore dans le Duel avec gourdins (1820-1823) de Goya, où pris dans la boue ils s’enlisent dans un paysage qui mène un combat parallèle pour les absorber et ainsi regagner du terrain. C’est paradoxalement ce même enlisement qui leur donne une stature de titan, qu’ils n’avaient pas originairement, puisqu’il est l’effet ingénieux d’une restauration abusive due à un certain Martinez Cubells en 1870.
Reste le seul véritable Colosse attribué à Goya, d’une gravure de 1810-1817, que l’on voit de dos, regardant par-dessus son épaule, assis mélancoliquement sur l’horizon, tel un Atlas qui ne soutient plus rien d’un monde qui le condamne au dehors, c’est-à-dire qui le tient aussi bien exilé hors du récit mythologique. Mais dans l’antiquité grecque, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, avant d’être associé à une dimension gigantesque, le colosse était d’abord une figure du double, morceau de pierre à forme humaine, rudimentaire, que l’on enterrait à la place d’un corps disparu.
D.G., 2012
Le monde par dessus l'épaule
Au premier abord, les œuvres de Damien Guggenheim paraissent limpides : rien de spectaculaire ni de clinquant, elles sont finies avec soin et l'œil les appréhende dans un certain état d'apaisement. Cependant, ces réalisations ne sont que faussement sages ; elles mettent en jeux un étagement complexe de différents niveaux de lecture. Ce serait trop vite dire que Damien Guggenheim est un artiste littéraire. Il lit énormément, des textes de divers champs théoriques qu'on ne s'attend pas forcément à trouver dans les mains d'un artiste. Il semble fasciné par tous les moments qui, dans le monde, font image. Les images qu'il crée renvoient à d'autres images, mais aussi à des textes, à leur tour enchaînés entre eux dans une ronde vertigineuse d'intertextualité, sans pour autant se situer dans le régime d'une post-modernité dans laquelle tous les récits et images équivaudraient.
La naissance de l'image
A l'échelle de l'humanité, les toutes premières images sont celles venues occuper les parois de la grotte de Lascaux il y a plus de 15 000 ans. Dans sa Galerie du 12 septembre 1940, (la date de la découverte de la grotte laisse toujours songeur), Guggenheim se penche sur la question du support qui accueille, ou même suscite parfois, le dessin. Il réalise un dispositif complexe, formé de différents plans verticaux articulés entre eux par des charnières, et qui ressemble à un castelet d'enfant démultiplié. C'est qu'il faut ce qu'on appelle une âme d'enfant ou bien de primitif, et qui est plutôt un effort pour s'abstraire de la réalité, pour imaginer un dédale de boyaux s'enfonçant sous terre devant ces panneaux plats, à la découpe nette, évoquant plutôt un paravent décoratif détourné. Cette Galerie est une sorte de prolongement au très beau site internet de Lascaux : il gagne en pouvoir évocateur ce qu'il perd en précision scientifique. Intérieur et extérieur sont interchangeables, depuis longtemps, on l'a assez dit, l'œuvre d'art est détachée de sa fonction rituelle pour devenir en soi l'objet d'un culte au statut peu clair. La grotte est délaissée au profit de galeries de style « white cube », les habitations sont ornées d'œuvres ou plus souvent de reproductions, mais les animaux au pochoir de Guggenheim continuent en tous sens la cavalcade de leurs ancêtres.
La naissance de l'image correspond souvent à un moment de disjonction, à une séparation qui intervient dans la pensée et/ou par rapport à la réalité. Deux des travaux les plus récents de Damien Guggenheim montrent un individu séparé de la masse dont il est issu. Jules Michelet rapporte que, lors de la fête de l'Etre suprême, Robespierre s'était retrouvé involontairement isolé de la foule. L'historien de la révolution y voyait le signe de sa chute prochaine. Dans Thermidor, l'Incorruptible apparaît plus petit et plus net que les autres projections, le peuple symbolisé par les silhouettes indifférenciées, formant des rangs compacts. Le bicorne qui incarne, à lui seul, l'époque révolutionnaire, donne à cette œuvre l'air trompeur d'une illustration enfantine, comme si l'histoire n'était jamais qu'un matériau pour les images des lanternes magiques.
Nul ne peut dire quand la masse choisira de secouer le joug qui l'opprime, ni à quel point chacun peut se soumettre. Dans la grande toile intitulée Le boiteux de Hamelin, l'artiste évoque cet enfant dont Grimm écrit que son infirmité l'a empêché de suivre ses semblables, fascinés par le son de la flûte. Le garçonnet pleure de n'être pas mort avec les autres, victimes innocentes d'intérêts qui les dépassent : on sait que les bourgeois de Hamelin, ayant refusé de payer le joueur de flûte qui avait débarrassé leur ville de ses rats, virent en contrepartie leurs enfants suivre le musicien, qui les fit périr comme une nouvelle vague de rongeurs. Ce remord de la survie en rappelle d'autres et l'on sait qu'Heinrich Heine voyait dans ce conte une métaphore politique de la pire des démagogies. Guggenheim choisit d'exprimer le regret de l'enfant en reproduisant une phrase du conte, en rond autour d'un gouffre figuré, dans un graphisme retourné : tant il est vrai que se retourner est le geste de survivant.
La naissance de l'image correspond souvent à un moment de disjonction, à une séparation qui intervient dans la pensée et/ou par rapport à la réalité. Deux des travaux les plus récents de Damien Guggenheim montrent un individu séparé de la masse dont il est issu. Jules Michelet rapporte que, lors de la fête de l'Etre suprême, Robespierre s'était retrouvé involontairement isolé de la foule. L'historien de la révolution y voyait le signe de sa chute prochaine. Dans Thermidor, l'Incorruptible apparaît plus petit et plus net que les autres projections, le peuple symbolisé par les silhouettes indifférenciées, formant des rangs compacts. Le bicorne qui incarne, à lui seul, l'époque révolutionnaire, donne à cette œuvre l'air trompeur d'une illustration enfantine, comme si l'histoire n'était jamais qu'un matériau pour les images des lanternes magiques.
Nul ne peut dire quand la masse choisira de secouer le joug qui l'opprime, ni à quel point chacun peut se soumettre. Dans la grande toile intitulée Le boiteux de Hamelin, l'artiste évoque cet enfant dont Grimm écrit que son infirmité l'a empêché de suivre ses semblables, fascinés par le son de la flûte. Le garçonnet pleure de n'être pas mort avec les autres, victimes innocentes d'intérêts qui les dépassent : on sait que les bourgeois de Hamelin, ayant refusé de payer le joueur de flûte qui avait débarrassé leur ville de ses rats, virent en contrepartie leurs enfants suivre le musicien, qui les fit périr comme une nouvelle vague de rongeurs. Ce remord de la survie en rappelle d'autres et l'on sait qu'Heinrich Heine voyait dans ce conte une métaphore politique de la pire des démagogies. Guggenheim choisit d'exprimer le regret de l'enfant en reproduisant une phrase du conte, en rond autour d'un gouffre figuré, dans un graphisme retourné : tant il est vrai que se retourner est le geste de survivant.
Regard en arrière
On retrouve le geste au cœur de Retourne-toi, maquette d'escalier à vis qui évoque la légende d'Orphée remontant Eurydice des Enfers. Les vers de Virgile, qui racontent cet épisode dans les Géorgiques, sont reproduits sur la hauteur des marches, de telle façon qu'ils peuvent être lus en commençant par le début ou par la fin. Ici encore, traditionnellement, c'est le moment qui fait image. Il constitue pourtant un pivot dérisoire de la narration, puisque la perte s'étend de part et d'autre. De plus, cette rupture relative se rejoue constamment dans le sentiment de manque, comme un éternel escalier tournant. Qu'on le monte ou qu'on le descende, il y a toujours un moment où nous faisons face à ce à quoi nous voulions tourner le dos, cet instant qui a fait que nous avons perdu, parfois pour toujours, un être cher.
On trouve aussi chez Guggenheim nombre de survivants à d'autres engloutissements. Ainsi, il a réalisé un panorama sur le thème de L'île des morts de Böcklin : Panorama d'une île. Le panorama est un procédé breveté à la fin du 18è siècle par un peintre irlandais, Robert Barker. Il consiste à installer une toile en rond pour créer un environnement en trompe l'œil. Mais ici, l'illusion est ambiguë : où se situe le spectateur dans ce dispositif enveloppant ? Dans l'eau, sur une autre barque, ou bien sur la terre : île ou continent ? A cause de la position inhabituelle de la rameuse (elle fait face à l'île, alors qu'il est plus courant de ramer dos à la destination), il y a une incertitude, chez Böcklin, quant à savoir si la barque se dirige vers l'île ou en revient. Ici, le chemin à parcourir jusqu'à l'île est rallongé, et la barque est tournée de telle façon que, pour arriver, il lui faudra traverser une étendue qui n'est pas dans la peinture puisqu'il s'agit de l'espace du spectateur. Et si, en fait, on n’arrivait jamais à l'île des morts ? Si nous étions condamnés à errer sur une eau morne, tel un nouveau Tristan ou Johnny Depp filmé par Jim Jarmusch ?
On trouve aussi chez Guggenheim nombre de survivants à d'autres engloutissements. Ainsi, il a réalisé un panorama sur le thème de L'île des morts de Böcklin : Panorama d'une île. Le panorama est un procédé breveté à la fin du 18è siècle par un peintre irlandais, Robert Barker. Il consiste à installer une toile en rond pour créer un environnement en trompe l'œil. Mais ici, l'illusion est ambiguë : où se situe le spectateur dans ce dispositif enveloppant ? Dans l'eau, sur une autre barque, ou bien sur la terre : île ou continent ? A cause de la position inhabituelle de la rameuse (elle fait face à l'île, alors qu'il est plus courant de ramer dos à la destination), il y a une incertitude, chez Böcklin, quant à savoir si la barque se dirige vers l'île ou en revient. Ici, le chemin à parcourir jusqu'à l'île est rallongé, et la barque est tournée de telle façon que, pour arriver, il lui faudra traverser une étendue qui n'est pas dans la peinture puisqu'il s'agit de l'espace du spectateur. Et si, en fait, on n’arrivait jamais à l'île des morts ? Si nous étions condamnés à errer sur une eau morne, tel un nouveau Tristan ou Johnny Depp filmé par Jim Jarmusch ?
Maquette
Guggenheim s'exprime souvent dans des installations, mais cela ne va pas sans lui poser problème. Face à ce qui ressemble souvent à un décor de théâtre, le spectateur est pris dans une expérience illusionniste, à laquelle il choisit de se laisser prendre, ou pas, selon son désir ou son degré d'acceptation des conventions. Dans un texte inédit, il s'en explique « Contrairement au monument qui fait se tenir ensemble mémoire et paysage, nom et lieu dans un site, la dimension de la maquette opère une disjonction dans la toponymie, où l'histoire ne peut être portée (supportée ou rapportée) que par un seul ». Guggenheim a trouvé plus intéressant d'en passer par la maquette, qui ne peut prétendre à l'illusion. Mais ses maquettes ne sont pas hors du monde, protégées par une vitre (on pense aux artistes de boîtes), elles constituent un microcosme, un petit monde qui doit trouver sa place dans le notre. Ainsi, en miroir de Panorama d'une île, il y a Une barque est un meuble, maquette de barque qui n'a pas vocation à retrouver son élément aquatique. Quel est le statut de cet objet, aux belles finitions, échoué sur sa quille ? S'agit-il d'un objet de décoration ? L'inscription sur la coque donne hypothèse d'un signifiant à la dérive : la braque s'appelle Wannsee, du nom de ce lac proche de Berlin, lieu de villégiature à la mode pendant le romantisme, et lieu où, en 1942, la solution finale fut présentée aux dignitaires nazis.
Damien Guggenheim est un artiste exigeant. Ses œuvres demandent que l'on s'y arrête, elles réclament toute notre attention, que celle-ci soit curieuse, érudite ou simplement rêveuse.
Damien Guggenheim est un artiste exigeant. Ses œuvres demandent que l'on s'y arrête, elles réclament toute notre attention, que celle-ci soit curieuse, érudite ou simplement rêveuse.
Marie Frétigny, 2011